Qu’est-ce qu’un troupeau participatif ?

Différentes modalités d’appropriation et de gestion des animaux

On peut distinguer l’élevage de faible dimension, ainsi que l’élevage extensif, de l’élevage industriel et de l’élevage intensif. Cette distinction repose principalement sur deux critères : la taille et les techniques d’élevage. Mais elle ne tient pas compte de deux autres critères fondamentaux en ce qui concerne l’élevage urbain : les modalités de gestion et d’appropriation des animaux d’élevage

On peut définir sur la base de ces critères plusieurs modalités d’élevage ou d’agriculture.

Tableau : différentes modalités d’élevage ou d’agriculture
Mode d’appropriation \ Mode de gestion Pas de gestion Gestion publique ou collective Gestion privée
Pas de propriété Système chasseur-cueilleur traditionnel Chasse ou pêche régulée Lâcher d’animaux par des particuliers
Propriété publique ou collective Parcelles publiques en friche volontaire ou involontaire Jardins participatifs, jardins libres, troupeaux participatifs Débroussaillage écologique réalisée par une entreprise
Propriété privée Chasse privée Troupeaux participatifs Elevages domestiques ou industriels conventionnels

Dans le cas le plus simple, il n’y a ni gestion, ni propriété. Ce cas n’est pas purement théorique puisqu’il décrit assez bien la situation qui règne dans les eaux internationales, bien qu’il ne s’agisse alors plus d’élevage à proprement parler ! Sur terre, cependant, entre l’absence totale d’intervention sur une population animale et l’intervention hyper-rationnelle et absolue des élevages industriels, s’échelonne une large variété de modes d’élevage, allant de la semi-culture, à l’agriculture naturelle de Masanobu Fukuoka [1], en passant par les chasses privées, l’élevage domestique et l’élevage biologique. La frontière entre l’agriculture et la cueillette est alors relativement floue.

On notera qu’à chaque configuration correspond un panel d’espèces adaptées. A la chasse et à la pêche régulée correspondent des espèces bien précises : truite, faisans, chevreuils, etc., sur lesquelles on applique des stratégies collectives de contrôle de la population. On peut en dire de même de l’élevage domestique et industriel conventionnels, qui reposent sur la propriété privée des moyens de production et des animaux et une gestion privée de la population animale, dont les espèces dominantes sont des animaux d’élevage au profil génétique bien particulier.

Dans cette optique, certaines espèces se prêtent sûrement mieux que d’autres à un élevage domestique. La poule, par exemple, qui nécessite assez peu de soins, d’espaces et de moyens - et qui peut même vivre en semi-autonomie dans les rues de villes de banlieue où la densité d’habitation est faible. Ce qui n’empêche pas, naturellement, la conduite de ces espèces sous la forme d’un élevage participatif. A ce titre, les initiatives de poulailler ou de clapier participatifs ou collectifs se multiplient en France [2]. Mais certains animaux requièrent davantage d’espace, de régulation et de moyens, et il semble alors indispensable d’envisager une mutualisation des moyens en favorisant par exemple la mise en place d’un ’’troupeau participatif’’.

Qu’est-ce qu’un troupeau participatif ?

On peut définir dans un premier temps un élevage participatif comme un regroupement d’animaux d’élevage dont la « gestion participative » est réalisée par des êtres humains et des animaux auxiliaires.

Telle quelle, la définition est cependant trop vaste, elle englobe de nombreux systèmes « animaux-humains » possibles, il faut donc en préciser les contours.

Tout d’abord, le concept de regroupement inclut aussi bien des animaux dispersés dans plusieurs lieux d’élevage qu’un élevage ou un « troupeau » proprement dit, c’est à dire une agrégation plus ou moins naturelle d’animaux appartenant en général à la même espèce. Pour poser les limites de l’élevage ou du troupeau, il faut alors prendre en compte des critères « naturels » (regroupement spatial, liens récurrents et approfondis entre les animaux, identité et espèces des animaux, etc.), des critères institutionnels (présence d’une association gérant un groupe d’animaux, propriété privée ou commune d’animaux, etc.) et des critères humains (le groupe des personnes qui s’occupe des animaux). Devant la diversité des situations possibles, on ne peut guère espérer mieux que de définir un idéal-type de l’élevage ou du troupeau en s’appuyant sur des formes déjà existantes.

Ensuite, un vaste panel de modalités d’élevage sont possibles selon cette définition. Comme nous l’avons vu plus haut, nous avons toutefois choisi de limiter notre approche à des élevage de faible dimension qui tendent vers une modalité d’élevage « douce » et respectueuse des besoins naturels de l’animal.

Enfin, que faut-il entendre par gestion participative ? D’une part, il doit y avoir gestion, c’est à dire, intervention humaine dans le fonctionnement, la vie, l’évolution du troupeau. D’autre part, cette gestion doit être participative ; c’est à dire, qu’elle doit maximiser les possibilités de participation volontaire des usagers dans cette intervention. Dans l’idéal, l’usager n’est alors plus un simple consommateur. C’est un acteur de la gestion du troupeau qui intervient directement et activement dans le processus d’élevage.

Selon quelles modalités ? Il existe à cet endroit un large spectre d’engagements possibles. Retenons deux critères.

Le premier mesure le niveau d’engagement possible de l’usager dans les différentes étapes, actions, processus d’élevage, et plus généralement, de satisfaction des besoins alimentaires. Imaginons alors un spectre qui s’échelonne en fonction des niveaux d’engagement possibles.

  • Tout à gauche du spectre, l’usager est un consommateur entièrement passif, qui reçoit par le biais d’un outillage médical (perfusion), des éléments nutritifs partiellement issus de l’agriculture.
  • Un peu à droite, vient le cas d’une personne physiquement dépendante qui nécessite de l’aide pour ingérer des aliments (artificiellement transformés ou non).
  • Encore à droite, le consommateur a la capacité de se nourrir et de choisir son alimentation, mais il n’intervient ni dans le processus d’acquisition ni dans celui de la transformation des aliments. Par exemple, il se restaure en faisant appel à un traîteur ou à un tiers. On notera alors que son choix et ses possibilités sont limités par des contraintes relatives aux ressources qui sont en sa possession : il doit payer quelqu’un ou recourir au don.
  • Au centre du spectre se situent les usagers qui détiennent davantage de possibilités d’engagement : ils peuvent se fournir en aliments en les achetant ou en les collectant gratuitement et les transformer (cuisine et conservation) et les assimiler à leur guise.
  • Un peu à droite du spectre, le niveau d’engagement possible monte d’un cran avec la capacité d’intervenir très partiellement sur la production et la distribution. Par exemple, en récoltant les fruits directement à la ferme. Toutefois, la liberté d’action est généralement encore limitée, dans la mesure où la participation à la collecte est très étroitement surveillée et encadrée. Dans les AMAP, le gain de participation possible concerne surtout le processus de distribution.
  • Encore à droite, le niveau d’engagement possible devient nettement plus conséquent, l’usager peut agir dans de nombreuses étapes du processus productif et dans les différents usages possibles de l’animal ou du végétal, toutefois, il demeure encore passif au sens où il ne dispose pas de possibilité de contrôle sur les modalités d’action. Il est intégralement ou partiellement dirigé. Il dispose d’une capacité d’action moindre et ne peut participer aux prises de décision qui concernent l’orientation des actions qu’il peut réaliser.
  • Enfin, tout à droite du spectre, le niveau de participation possible est maximisé. L’usager devient « éleveur-usager », et il peut participer librement à toutes les étapes du processus et à toutes les décisions collectives qui concernent la gestion technique, financière et organisationnelle du troupeau.

Le deuxième critère concerne les modalités organisationnelles et sociologiques de la participation. Il est important de remarquer que celles-ci ne dépendent pas nécessairement (même si des corrélations pourraient sûrement être observées) du niveau de participation possible. Une coopérative d’achat peut être gérée de manière très démocratique, alors que le niveau de participation est plutôt faible, tandis que le modèle du kolkhoze permet une participation plus forte, au moins interne, mais repose, semble-t-il, sur un modèle davantage autoritaire.

On peut appréhender cette réalité en analysant le concept de « possibilité » de participation. Décrire ce qui définit le pouvoir de participation, c’est indirectement brosser un tableau de la structure organisationnelle. Plusieurs éléments constituent en effet ce pouvoir :

  • En premier lieu, la liberté de participer sans y être contraint par un tiers. On peut ainsi éliminer les organisations coercitives qui, notons-le, constituent historiquement une forme primitive d’agriculture.
  • Le libre-accès et la gratuité des ressources et outils nécessaires à l’activité. Par libre-accès, il faut entendre la possibilité d’accéder aux ressources nécessaires à la réalisation de l’activité. Ce pouvoir dépend en partie de déterminants techniques et matériels, comme le partage de savoir-faire, les capacités physiques, l’existence d’outils, etc. Il va par exemple de soi que la participation à une activité agricole n’est possible que si des terres ou des animaux sont physiquement présents !
  • La liberté de réaliser l’activité d’une certaine manière.
  • La liberté de participation aux décisions collectives.

Dans une organisation que l’on qualifiera de « participative », ces pouvoirs, ou libertés, sont maximisées. A l’inverse, dans une organisation que l’on qualifiera de « coercitive », ces pouvoirs, ou libertés, sont minimisés.

Un troupeau participatif idéal-type, à ce titre, revêt les caractéristiques suivantes :

  • La participation aux activités de gestion, ou plus généralement, l’usage des produits qui en « émanent » n’est pas obligatoire et aucune obligation ne pèse dessus – comme une obligation latente de travailler pour assurer sa pitance !!
  • L’accès aux outils, aux ressources et aux produits nécessaires à l’activité de gestion et d’utilisation du troupeau est facile, gratuit et libre.
  • La gestion et l’usage du troupeau peuvent se faire selon des modalités très libres.
  • Les décisions relatives à la gestion du troupeau sont prises collectivement.

La mise en œuvre concrète

Concrètement, un élevage participatif offre donc à tous les usagers intéressés, la possibilité d’intervenir directement dans les multiples activités de l’élevage.

Mettons de côté pour l’instant, les problèmes juridiques posés par une telle participation, pour se focaliser sur le fonctionnement concret, d’un point de vue humain et technique, d’un tel troupeau.

D’abord, et c’est un problème qui est loin d’être trivial, la participation des usagers à la gestion du troupeau nécessitent que ceux-ci disposent d’informations sur celui-ci ! Notamment :

  • Sa localisation. Même dans le cas d’un troupeau sédentaire, la transmission de cette information n’est pas simple. Il importe en effet de faire connaître l’existence du troupeau dans une ville, ce qui nécessite un travail de communication non négligeable. Le problème est accentué quand le troupeau se déplace ou se divise pour répondre, par exemple, à des besoins de débroussaillage.
  • Ses besoins, son état et les activités nécessaires à sa gestion. Par exemple, son état de santé, les actions qu’il faut entreprendre pour mettre le troupeau en sécurité, etc.
  • Les usages possibles qu’on peut en faire. Par exemple, quand est-il possible de traire les chèvres ? Pour un poulailler participatif, combien d’œufs sont disponibles par jour ?
  • Le cadre juridique et les règles formelles que les usagers doivent respecter pour participer à la gestion du troupeau.

Diffuser convenablement l’information aux personnes intéressées n’est pas une mince affaire ! Et de ce point de vue, les NTIC peuvent s’avérer de précieux alliées. Créer une liste de discussion, un wiki, un groupe sur un réseau social, permet de maximiser la participation des usagers à la gestion du troupeau. D’autre part, il ne suffit pas de diffuser l’information, il faut également l’enrober de façon à ce qu’elle suscite l’envie de participer !

Ensuite, se pose la question de l’organisation de la participation concrète à la gestion du troupeau. Trois points sont cruciaux.

Le premier est l’organisation technique du partage. Il s’agit de déterminer, par exemple, les horaires de traite, les personnes chargées de coordonner la gestion, etc. Techniquement, ceci correspond à un travail d’encadrement, dont on cherche à maximiser les aspects démocratiques et participatifs.

Le deuxième est qu’une gestion de troupeau s’inscrit dans un environnement juridique contraignant. Se posent en particulier les problèmes de sécurité pour le propriétaire du troupeau et les usagers. En particulier, il faut savoir qu’en France, le don et la vente de produits animaux sont très réglementés. Il en va de même pour la réalisation d’ateliers de découverte des activités d’élevage. Prenons la traite, par exemple. Comment permettre à plusieurs personnes de réaliser la traite directement sur place, lorsqu’un troupeau transhume ou est en mission de débroussaillage ? Il est très difficile de demeurer dans la légalité. La réglementation sur les ateliers pédagogiques est très contraignante et ne parlons même pas de celle qui pèse sur la distribution de produits alimentaires animaliers. Une solution de contournement pourrait être de scinder le processus de traite / utilisation du lait en sous-processus :

  • Prêt des chèvres, gratuit ou non, avec contrat en bonne et due forme.
  • Activité de traite commune avec apprentissage horizontal - les plus forts enseignent aux moins forts et il n’y pas d’animateur (il s’agit simplement d’échange de savoir-faire). On se contente alors de proposer une activité de traite en commun.
  • Activité commune de transformation alimentaire : ateliers fromages, confiture de lait, etc. Chacun amène son lait ou on utilise le lait des chèvres mais il n’y a pas de dégustation.
  • Organisation d’échanges (don, prix libre, annonces, etc.) de produits transformés à base de lait entre membres de l’association. Aux risques et périls de chacun !!
  • Repas partagés avec des produits laitiers.

Chaque processus étant considéré comme une activité séparée, avec des horaires et des lieux propres, l’organisation qui chapeaute un troupeau participatif, comprenant un ou plusieurs propriétaires d’animaux, se décharge d’une partie de ses responsabilités sur les usagers ou les propriétaires. Elle se cantonne alors à un transfert de la responsabilité sur l’usager grâce au prêt, à la location ou la vente, ou à un rôle d’intermédiaire.

Troisième point problématique, la redistribution et l’échange des éventuels produits ou services liés à l’activité de gestion du troupeau. Celles-ci devant obéir à un soucis d’équité et d’accessibilité, tout en tenant compte de la contrainte du financement. En d’autres termes, quels services et produits vont être payants, accessibles à tous, partagés ? La gestion d’un troupeau a en effet des coûts et génère des produits qui peuvent être monnayés pour y subvenir. Actuellement, le développement du débroussaillage écologique et de l’écopâturage, dont on reconnaît les nombreuses qualités, permettent en partie de rentabiliser la gestion d’un troupeau participatif, tout en offrant aux usagers la gratuité, ou du moins la quasi-gratuité, d’une large gamme de services. Mais la principale leçon que l’on peut tirer de cette évolution plutôt récente, est que la notion de coût et de services sont toutes relatives. Loin de s’inscrire dans une relation figée, techniquement déterminée, elles s’insèrent dans une interaction, dans un échange, dont le sens, la représentation des bénéfices, des coûts et des effets supportés par chacun, peuvent sans cesse être questionnés, négociés. Ils évoluent dans le temps, géographiquement et dans l’espace social, au sens où l’échange n’a pas toujours la même "direction". L’activité de pâturage d’un troupeau peut être perçue, et se transformer tout à tour, comme un service de débroussaillage qui profite au propriétaire du terrain, comme un échange de bons procédés qui profite à la fois au propriétaire du terrain et au propriétaire du troupeau, comme un service rendu au propriétaire du terrain, qui doit à ce titre louer le terrain pour profiter de la végétation qui s’y trouve.

Pris sous cet angle, le sens d’un échange, sa nature, n’est jamais inscrit dans le marbre. Et la valeur, le sens de toutes les étapes du processus d’élevage sont ’’à priori’’ indéterminés. La traite peut être perçue comme un coût, comme une charge, mais elle peut aussi revêtir tous les aspects d’une activité ludique et pédagogique passionnante.

[1Masanobu Fukuoka, ’’L’agriculture naturelle : art du non-faire’’, Paris, Ed. de la Maisnie, 1989.

[2Quelques expériences sont ou ont été tentées à Rhinau (67), Nantes (44), Lavelanet (09), Puivert (11), Pantin (93), Saint-Denis (93), Hatrize (54), Mandagou (30), Sergeac (24), Paris (75), etc. On peut lire notamment sur le sujet, Créer un poulailler collectif.